Redonner un cap aux jeunes qui ont largué les amarres

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Date de publication
11 septembre 2023
Eléves et équipe pédagogique embarqués dans un projet un peu fou : construire un bateau
Eléves et équipe pédagogique embarqués dans un projet un peu fou : construire un bateau
L'équipe pluridisciplinaire de l'ECPS Bertrand se mue en équipage pour proposer à ses élèves de se remettre à flot à bord du bateau qu'ils auront construit de leurs mains.

Dans l'ancienne cuisine de l'école de pédagogie spécialisée (ECPS) Bertrand, reconvertie en chantier naval, on a dessiné au sol l'emprise future du bateau dont les plans sont affichés sur les murs. Les premières lames de contre-plaqués marine, recouvertes d'époxy, commencent à s'agréger autour de la forêt de mots compliqués qui vont servir de squelette à l'embarcation. Les élèves de cette école ne se rappelleront sans doute pas tous de ce que sont les étraves, les membrures, les bordées ou les dérives. Ils n'auront à coup sûr pas très envie de savoir comment ces mots s'écrivent. Reste que plusieurs d'entre eux montrent des qualités insoupçonnées lorsqu'il s'agit de peser au gramme près les composants à mélanger pour créer les enduits. Les 14 élèves scolarisés ici sont tous sortis du système régulier. La plupart d'entre eux souffre de trouble de la personnalité, du comportement et des apprentissages (TPCA). L'équipe pédagogique s'accorde à les décrire comme des adolescents à la capacité de symbolisation abîmée, sans plus beaucoup d'aptitude à se projeter. Avec certains d'entre eux, les responsables pédagogique et thérapeutique, les enseignants, les éducatrices ou encore le maître d'atelier peuvent être confrontés à des problèmes de violences et/ou à la consommation de substances.

Samer

poncer, coller, assemblerUne poignée de ces garçons et filles a toutefois accepté d'embarquer dans ce projet un peu fou né dans l'esprit de ceux qui les accueillent ici : construire un bateau. Le mettre un jour à l'eau. Naviguer sur les flots lémaniques. Et se faire un bol d'or à eux en cabotant sur la riviera. Le bateau? Ce sera un Kernic. Les élèves, qui ont le sens de la poésie, l'ont immédiatement baptisé "Kernic Samer". Ici, on ne s'embarrasse pas trop des codes. Ce bateau, il a bien sûr vocation à proposer une destination à cette population sans cap à laquelle la société ne propose plus guère de projets. Les professionnels et professionnelles qui les encadrent y ont d'ores et déjà trouvé des satisfactions personnelles autant que professionnelles: parmi les élèves que l'on n'attend pas forcément tous les jours à l'heure, quelques-uns se sont révélés. Les voilà plus réguliers, qui acceptent de mettre des casques, des lunettes de protection, des masques et des blouses pour tirer sur la raclette, poncer, coller, assembler dans le respect des règles de l'art auxquelles ils acceptent de s'ouvrir pour l'occasion. Charge aux pédagogues de les encadrer en adoptant les bons gestes. Si l'un d'entre eux paraît submergé par ses émotions, on préférera lui donner du papier de verre avec le grain le plus fin, pour que son éventuel défoulement ne fasse pas de trous dans la coque…

Dans le même bateau

Responsable pédagogique à l'ECPS Bertrand, Olivier Rossi a historiquement découvert la voile dans les eaux grecques lors d'un camp de fin d'année avec les élèves. Cette pratique s'est rapidement muée en passion. Il confesse en outre avoir un peu abusé de la série Viking pendant les mois de COVID ! Le projet de bateau est né de cette conjonction d'expériences. Il a été décliné autour d'un fonctionnement par pédagogie de projet et présenté à la directrice de l'école, Nicole Zbinden, qui l'a immédiatement soutenu. Le duo a emmené avec lui toute l'équipe pédago-éducative. Le reste est l'histoire d'une organisation digne des héros du Club des cinq, dans la bibliothèque rose: bidouille, débrouille, système D, récupération, optimisation: l'école a été redessinée dans ses structures existantes, chaque pièce recouvrant une nouvelle vocation. Tout le monde semble y avoir trouvé son compte. Et le projet a ainsi trouvé sa ligne de flottaison.

"C'est mort"

Une jeune fille de l'école n'y a pas cru. "Ton bateau c'est mort", n'a-t-elle cessé de répéter à Olivier Rossi. Celle-ci ne croyait sans doute pas ou plus à la capacité de l'équipe ni de l'institution de tenir sa promesse vis-à-vis d'elle. Ni de toutes celles et ceux qui fréquentent ces établissements particuliers. Dans le cadre d'un atelier de textile dispensé dans une autre école, lorsqu'elle a su que le projet passait de la phase "papier" à la phase "bois", elle a confectionné et offert au responsable pédagogique un sac de toile décoré d'une ancre marine avec cette inscription: "le bateau c'est mort". Un moment de grâce dans la vie de ces enseignants et éducateurs spécialisés, qui doivent souvent aborder leur bilan avec une bonne dose de résilience. Il en va de même de certains de ses camarades de l'ECPS Bertrand, qui ne s'investissent pas forcément dans l'atelier. Une partie d'entre eux rédige alors le journal de bord du projet, pour lui faire vivre sa première vie numérique avant que le Samer ne naisse à sa vraie vie lacustre, sous le haut-patronage du navigateur genevois Alan Roura, qui a accepté d'en être le parrain. Une petite lumière semble s'être allumée, dans les yeux de ces élèves et de l'équipe qui les encadre, qui est peut-être le reflet d'un phare, dans la nuit.

Reportage effectué au mois de juin 2023


bandeau d'illustration Les échos du DIP

Lettre interne d'informations départementales -
article de l'édition du 12 septembre 2023

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Date de publication
11 septembre 2023