Analyser la discrimination et le profilage ethnique

MIPP - Discrimination et profilage ethnique
MIPP - Discrimination et profilage ethnique
Dans le cadre des ses interventions de médiation et des analyses réalisées chaque année, l'organe de Médiation indépendante entre la population et la police (MIPP) met chaque année en lumière une thématique spécifique. Nous vous présentons l'article "Discrimination et le profilage ethnique" tiré du rapport d'activité 2023.

Les chiffres

En 2023, 25 personnes ont exprimé le sentiment d’avoir été discriminées par un membre de la police dont 9 à cause de leur origine, soit environ 11% de la totalité des demandes. Deux personnes ont mentionné le fait d'être des femmes d'origine étrangère comme un motif possible de la discrimination. On peut ajouter encore les déclarations d'un policier qui, sollicité à la suite d’une doléance concernant son intervention, raconte s'être fait traiter "d'étranger qui devait retourner chez lui".

Parmi ces 9 doléances, 3 concernent un contrôle d'identité ou d’un véhicule effectué sur la voie publique et pourraient éventuellement poser la question du profilage ethnique.

Parmi les 15 autres personnes qui ont exprimé avoir subi une discrimination, 8 n'ont pas spécifié les raisons pour lesquelles elles pensaient avoir été discriminées, 2 affirment avoir été pris "pour un fou ou une folle", d'autres ont pensé l'être à cause de leur handicap ou encore parce que leur casier judiciaire, leur quartier ou leur métier n'en faisaient pas des "citoyennes ou des citoyens modèles".

 

Quelles conclusions en tirer ?

A ce jour, la faible quantité de données et les moyens d'analyse à disposition du MIPP ne permettent pas de tirer des conclusions quant à l’existence de discrimination ou de profilage ethnique au sein de la police genevoise. 

Néanmoins, la méthodologie particulière du MIPP, notamment en effectuant une distinction entre la perception de la victime et l'intention de l'auteur, met en évidence l'importance du concept de subjectivité dans l'analyse des discriminations.

Dans leur article sur l'émergence et la transformation des conflits , Felstiner, Abel et Sarat 1 l'ont d'ailleurs très bien démontré : pour qu'un conflit émerge et qu'une action soit entreprise, il faut que l'expérience dommageable inconsciente (unpercieved injurious experience UNPIE) soit transformée en expérience dommageable consciente (percieved injurious experience PIE). La perception du dommage dépend de la capacité de chacun à tolérer la détresse et l’injustice. Celle-ci peut être conditionnée par l’éducation, la différence de classe sociale, le réseau, la manipulation de l’information par l’auteur, etc. Les auteurs corroborent ainsi ce qui a été observé lors du traitement de conflit par le MIPP, à savoir qu’une expérience dommageable est un concept subjectif qui dépend de la perception et de l’évaluation2.

L’étude de Felstiner et al.3 met également en évidence que trop peu de conflits remontent à la surface, trop peu de fautes sont perçues et poursuivies . C’est pourquoi les auteurs affirment qu’une théorie du conflit qui ne se baserait que sur les institutions mobilisées par les parties en conflit serait fortement lacunaire.

Ce qui nous permet d’ajouter que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de doléance qu’il n’y a pas eu de faute. A l’inverse, l’émergence d’un grand nombre de doléances ne signifie pas forcément que les membres de la police dysfonctionnent de manière grave. Le traitement médiatique, la confiance de la population en l’institution ainsi que l’évolution de la société par rapport au contrôle jouent également un rôle. L’expérience a montré bien souvent que les personnes qui font la démarche de déposer plainte sont des personnes qui ont un grand respect de l’uniforme et de l’autorité, alors que ceux qui ne le font pas s’abstiennent parfois parce qu’ils pensent ne pas faire le poids.

Par ailleurs, le travail initié par le MIPP avec les associations en lien avec les communautés roms apporte des informations qualitatives sur les dynamiques pouvant intervenir dans la discrimination et le profilage, grâce à un suivi continu dans le temps. Dans cette optique, le MIPP va chercher à développer ses relations avec les associations.

De manière plus générale, le MIPP peut observer dans la pratique des membres de la police que la discrimination qu'ils font entre les personnes qu'ils jugent comme "bonnes" ou "mauvaises" selon qu'elles ont commis ou pas une infraction peut induire des risques non seulement d'erreur, mais aussi de déshumanisation dans certains contextes répétitifs.

 

Définir des indicateurs qui rendent compte des discriminations est complexe

Comme on l'a vu, le nombre de plaintes est un critère insuffisant pour rendre compte de la réalité d'un problème. Alors que la loi générale sur l'égalité et la lutte contre les discriminations (LED) entrée en vigueur en 2023, impose l'établissement de statistiques sur toutes les formes de violences et de discriminations directes, indirectes ou multiples fondées sur une caractéristique personnelle, définir des indicateurs statistiques pouvant rendre compte des discriminations est un vrai défi. Parmi les enjeux, il y a le rôle important que joue la subjectivité non seulement pour les personnes qui se plaignent, mais aussi pour les membres de la police.

Yves Patrick Delachaux, ancien policier et formateur au sein de la police genevoise, dans son livre sur la discrimination et le racisme dans la police4  distingue deux types de discrimination au sein de la police : La "discrimination étroite est un contrôle personnalisé qui n'est pas effectué en fonction d'indices professionnels, mais à partir d'un jugement préétabli. Il s'agit d'une discrimination irréfléchie, impulsive, spontanée, nourrie parfois de "l'expérience" […] et la discrimination professionnelle consiste en l'observation d'indices objectifs en vue du repérage précis d'un individu"5. Même si les critères objectifs de discrimination peuvent être un indicateur, la proportionnalité de l'intervention doit aussi être considérée. En effet, plusieurs personnes qui se sont plaintes de discrimination en 2023 se demandaient si le membre de la police ne les chargeait pas plus que nécessaire. 

 

Une étude scientifique sur la discrimination et le profilage ethnique

Pour trouver des solutions réfléchies et adaptées, il est essentiel de commencer par faire un état des lieux et définir des critères d'analyse quantitatifs et qualitatifs pertinents. Il est aussi essentiel de pouvoir  également distinguer les différents niveaux de responsabilité tels qu'ils ont été définis dans la recherche-action menée conjointement par la HETS et ACOR SOS racisme en 20016 : violence institutionnelle  ou violence par abus de fonction7.

A ce stade, une étude préliminaire et prospective pourrait être menée afin de définir ce qui devrait être mis en place en terme de critères d'analyse et de collecte de données pour procéder à une recherche sur la discrimination et le profilage ethnique au sein de la police genevoise et pour répondre aux exigences de la LED sur les statistiques. 

En conclusion, les observations du MIPP ne suffisent pas à produire une analyse exhaustive des discriminations et du profilage ethnique au sein de la police à Genève. Néanmoins, son approche méthodologique originale qui prend en compte la subjectivité, mais également les deux points de vue, enrichit véritablement la réflexion.
 


1- FELSTINER W.L.F, ABEL L., SARAT A. (1981). "The Emergence and transformation of disputes : naming, blaming, claiming", Law and society review, 15, p. 631 ss.
2- FELSTINER & al., p. 634
3- FELSTINER & al., p. 632

4- DELACHAUX Y.P. (2007), " Présumé non coupable, des flics contre le racisme", L'aire de famille, 165 p.
5- DELACHAUX, p. 61.
6- ECKMANN M., SALBERG A.-C., BOLZMAN C., GRÜNBERG K. (2001), "De la parole des victimes à l'action contre le racisme", ies éditions, 336 p.
7- ECKMANN & al., p. 119.