
«Nous sommes allés boire un verre avec l’équipe après le travail. La soirée était sympa, festive, tout le monde s’est un peu lâché donc ça a un peu dérapé. Mais c’était à l’extérieur, c’est un espace de liberté».
«On a un groupe WhatsApp avec une partie de l’équipe, mais c’est pour échanger sur des aspects privés, parce qu’on a des affinités. L’autre jour, quelqu’un du groupe a critiqué un collègue. J’ai pas réagi, ça me regarde pas et c’est un groupe privé».
Ces deux situations fictives reflètent une mécompréhension de la notion de « lieu de travail ». Souvent assimilé au lieu habituel où une personne employée doit exécuter ses tâches professionnelles, comme le bureau, l’atelier ou le chantier, toute activité se déroulant à l’extérieur sera aussi considérée comme se déroulant sur le « lieu de travail » si elle est en rapport direct avec la relation de travail. Et finalement, même sans lien avec le travail et dans le cadre privé, les comportements entre collègues en dehors de ces lieux peuvent avoir une implication sur la relation de travail, dans le cas d’atteintes à la personnalité. On peut penser à des événements sociaux organisés dans un cadre professionnel, comme un apéritif avec différents collègues, des échanges par SMS ou dans un groupe WhatsApp, ou toute autre interaction entre collègues dans le privé.
Si le contexte d’un événement d’équipe professionnel à l’extérieur va clairement être assimilable au lieu de travail, la situation est moins évidente pour des échanges de nature privée entre collègues sur leur temps libre. Il est bien évidemment courant que les collègues se rencontrent hors du travail et aient une relation dépassant le cadre professionnel. Mais ces échanges peuvent devenir problématiques lorsque des comportements ou paroles peuvent impacter durablement leur relation de travail. Par exemple s’agissant de harcèlement sexuel, la jurisprudence établit qu’il n’est pas exigé qu’un comportement « se produise effectivement sur le lieu de travail, mais simplement qu’il puisse avoir un effet sur les relations de travail »[1].
Ainsi, il est important de garder à l’esprit que plus que le lieu de travail sur lequel des actes se produisent, ce sont les conséquences d’une atteinte à la personnalité sur les conditions de travail qui importent[2]. Les tribunaux ont ainsi considéré qu’il y avait harcèlement sexuel pour des comportements ayant eu lieu à un domicile privé ou par SMS, simplement par le fait que cela avait un effet sur les relations de travail et « de nature à rendre le travail plus difficile »[3].
Afin d’analyser plus en profondeur une situation impliquant le « lieu de travail », le Groupe de confiance vous propose de s’arrêter sur une décision dans laquelle les tribunaux ont examiné des échanges à caractère privé dans le cadre d’un groupe WhatsApp entre collègues.
Arrêts de la Cour cantonale de justice ATA/349/2019 et du Tribunal fédéral 8C_336/2019
A l’occasion d’une sortie d’équipe, un aspirant d’une école de police municipale avait créé un groupe WhatsApp destiné à l’échange de souvenirs et de photos. Ce groupe constitué avec les numéros de téléphones professionnels avait ensuite regroupé l’ensemble des personnes aspirantes ainsi que leur instructeur.
Plusieurs mois après la création de ce groupe, la direction du service avait été informée que des échanges inappropriés avaient eu lieu sur ledit groupe WhatsApp, incluant des propos à connotation sexuelle, voire potentiellement racistes, certains échanges ayant tourné en dérision un fait divers relatif à une minorité impliquée dans une intervention de police.
Après avoir constaté un manque de réaction du responsable instructeur face aux propos échangés dans le groupe WhatsApp, en particulier qu’il avait lui-même incité à la poursuite des échanges en s’exprimant dans un registre déplacé, et que par ailleurs il n’était pas intervenu pour protéger une aspirante visée par des commentaires déplacés, l’employeur avait prononcé une résiliation immédiate de cet instructeur pour manquements graves à ses devoirs de fonction.
L’instructeur avait interjeté un recours cantonal contre cette décision, contestant le bien-fondé de la résiliation immédiate prononcée.
S’agissant des reproches liés au groupe WhatsApp, il soutenait tout d’abord que l’intégralité des échanges relevaient de la sphère privée, aucun message n’ayant concerné l’activité professionnelle, et que par ailleurs lesdits échanges avaient eu lieu en dehors des heures de travail. Selon lui, il ne lui appartenait pas de rappeler aux participants du groupe leur devoir s’agissant d’un groupe privé, fermé et sans aucun caractère professionnel.
Par ailleurs, il soulignait n’avoir pas transmis de photos ni pris connaissance de tous les messages échangés. Il relevait n’avoir adressé que peu de messages et sur une courte période (un seul jour). Ses propos (« fils de pute », « je suis chaud ») avaient été tenus dans un contexte festif et familier, avec la volonté de faire de l’humour. Il contestait avoir eu une attitude disconvenante, ainsi que tout propos à caractère raciste ou à connotation sexuelle.
Concernant les aspects liés au groupe WhatsApp (cf. consid. 5 de la décision ATA/349/2019), la Cour de justice a tout d’abord rappelé le devoir général d’entretenir des relations dignes et respectueuses avec ses collègues, ses supérieurs et ses subordonnés, ainsi que le devoir d’adopter un comportement irréprochable dans l’usage des téléphones mobiles.
La Cour a également souligné les responsabilités particulières des cadres, en particulier s’agissant de créer et de maintenir un climat de travail favorable au sein de leur équipe et de prendre les mesures en cas d’atteinte à la personnalité d’un membre du personnel sous leur responsabilité (consid. 5 c à e).
La Cour a mis en avant la fonction hiérarchique de l’instructeur, considérant qu’en tant que personne de référence pour les aspirantes et aspirants, il lui appartenait non seulement d’adopter une attitude exemplaire mais également d’intervenir pour freiner les échanges inadéquats sur le groupe (consid. 5 f).
(…) À ce propos et compte tenu de sa fonction au sein de l'école municipale des APM et de son engagement, il est inadmissible que le recourant n'ait pas freiné ou à tout le moins essayé de calmer les intervenants dans le groupe « WhatsApp », ce d'autant plus qu'il ne conteste pas avoir été chargé du cours de déontologie dans le cadre de la formation des aspirants. Il était dès lors au fait des devoirs moraux et des règles de conduite que tout un chacun, et plus encore un policer, doit respecter à l'égard de la société en général, notamment dans le cadre d’échanges, fussent-ils électroniques. (…)
La Cour genevoise – dont l’appréciation des faits a été confirmée par le Tribunal fédéral (cf. 8C_336/2019, consid. 5.5.1) - a ainsi considéré que le recourant avait contrevenu à ses devoirs de fonction et manqué à son obligation d’entretenir des relations dignes et respectueuses avec les membres du groupe Whatsapp. Il a également été reproché à l’instructeur d’avoir mis en danger la considération et la confiance dans le personnel de l’institution publique qui l’employait. La Cour par contre a estimé que le licenciement avec effets immédiats était une sanction disproportionnée au regard de l’ensemble des circonstances.
S’agissant du lieu de travail, le Groupe de confiance rappelle ainsi que, bien plus que le lieu géographique où se produit un événement entre collègues, c’est l’impact dudit événement sur le contexte ou le climat professionnel qui doit être évalué. Et partant, les messages échangés entre collègues sur les réseaux sociaux, comme en l’espèce via WhatsApp, doivent être pris en considération.
(A ce propos, voir aussi l’interview de Madame Karine Lempen, professeure à la Faculté de droit de l'Université de Genève, sur le thème du harcèlement sexuel dans le contexte professionnel, Lettre d’information du Groupe de confiance, février 2020).
Auteur-e-s: rédaction collective du Groupe de confiance
[1] TF, 4A_544/2018 ou CAPH/37/2021 du 22 février 2021, consid. 5.1.1.
[2] LEMPEN, Karine. Le devoir de fidélité de la personne salariée à l’ère numérique. In: Revue de droit
suisse, 2019, n° 1, p. 17–19.
[3] TAF, A-6910/2009 du 25 octobre 2010 ; TC Vaud, Chambre des recours, TR07.033309-1, 19 septembre 2012, c. 6.2–6.3.