
Dre Patricia Cernadas Curotto a étudié la psychologie à l’Université de Genève, où elle a obtenu un master en psychologie affective avec une orientation clinique. Elle a ensuite soutenu un doctorat au CISA sous la direction du Prof. Sander, portant sur l'impact des émotions dans différents types de conflits. Elle travaille aujourd’hui sur différents projets en lien avec les émotions, notamment avec la Maison de l’enfance et de l’adolescence.
Prof. David Sander après des études de psychologie et de mathématiques à Paris, puis une thèse en sciences cognitives à Lyon, a rejoint Genève en 2002. Professeur de psychologie des émotions à l’UNIGE depuis 2009, il a aussi dirigé le CISA jusqu’en 2024 et est actuellement vice-doyen de la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Ses recherches portent notamment sur les bases cérébrales des émotions et leur impact sur les processus cognitifs.
1. Pourriez-vous définir ce que sont les émotions et nous expliquer pourquoi elles jouent un rôle central dans nos vies, y compris dans le milieu professionnel ?
Les émotions sont des réactions à des événements qui sont importants pour nous. Elles peuvent être déclenchées par des situations réelles (évènements externes) ou des souvenirs, des anticipations (évènements internes). Très souvent, les émotions sont en lien avec nos motivations telles qu’elles se manifestent dans nos buts, nos objectifs, nos besoins, nos intérêts, nos préoccupations ou encore nos valeurs. Lorsqu'une émotion se déclenche grâce à l’évaluation de la situation, elle se manifeste en quatre composantes principales :
a. L’expression, qui peut se voir dans notre visage, notre voix ou notre posture.
b. La réaction/réponse physiologique, comme la sueur, un changement respiratoire, un « nœud dans l'estomac » ou une accélération du rythme cardiaque, que l'on peut mesurer objectivement.
c. La tendance à l’action, généralement l’approche ou l’évitement de la situation déclenchante. Cette composante va avoir une implication au niveau relationnel et influencer par exemple le temps que l’on va vouloir passer avec une personne.
d. Le ressenti, qui est la prise de conscience de l’émotion, comme se dire "je suis stressé" ou "je me sens joyeux".
Les émotions sont donc un ensemble de composantes qui se manifestent de manière différente selon les situations, mais qui sont toujours présentes, et influencent profondément notre quotidien (par exemple nos relations, nos choix professionnels, nos comportements alimentaires etc.).
Dans le cadre professionnel, les émotions jouent un rôle déterminant. Elles influencent notre motivation, nos intérêts, notre réussite professionnelle et peuvent aussi être déclenchées par des événements spécifiques, comme un sentiment d’injustice qui peut provoquer colère ou indignation.
2. Dans quelle mesure les émotions influencent-elles la prise de décision de manière générale ?
Pendant longtemps, on a opposé la raison aux émotions, notamment depuis Descartes qui les nommait « passions » et cela même si, lui-même, ne les opposait pas tant que cela et considérait déjà que les passions sont utiles. On a cependant longtemps considéré, suivant Kant, que les émotions nuisaient à la prise de décision, qu'il fallait les mettre de côté pour être rationnel. Aujourd’hui, de nombreuses recherches suggèrent que les émotions et la raison travaillent de concert. La chercheuse Jennifer Lerner a proposé un modèle avec trois types d’émotions pour expliquer comment ces dernières influencent la prise de décision :
a. Les émotions incidentes : Ce sont des émotions qui n’ont rien à voir avec les options de la décision elle-même mais qui peuvent néanmoins l’influencer, comme la colère après une dispute ou le stress lié à une mauvaise nuit de sommeil. Elles peuvent nous pousser à des décisions impulsives ou excessives, par exemple, prendre une décision plus risquée si l’on est en colère.
b. Les émotions intégrales : Elles sont directement liées aux options disponibles et influencent la décision de manière constructive. Par exemple, le choix d'un plat au restaurant ou la décision de dire "oui" à un mariage sont guidés par les émotions suscitées par ces situations.
c. Les émotions anticipées : Ce sont des émotions que l’on ne ressent pas au moment de prendre la décision mais que l’on s’imagine ressentir après la décision et qui peuvent ainsi nous aider à prendre une décision lorsque l’on hésite entre plusieurs alternatives. On peut ainsi se projeter dans l’alternative en question et imaginer l’émotion qu’elle susciterait pour nous guider dans la prise de décision (comme par exemple lors du choix d’une destination de vacances).
Ces trois sources d’émotions agissent sur nos décisions, et il est intéressant d’en avoir conscience. En particulier, si l’on réussit à se rendre compte que l’émotion que l’on ressent au moment de prendre une décision est « incidente » et peut, donc, biaiser notre jugement et notre décision, il serait alors utile de mettre en place une stratégie de régulation de cette émotion. Au contraire, si l’on se rend compte que son émotion est « intégrale », alors elle peut nous informer de manière utile sur notre choix personnel.
Ainsi, avant la prise d’une décision, si on ressent une émotion, cela vaut la peine de se demander quelle en est la cause. Par exemple si l’émotion ressentie est de la colère : celle-ci est-elle justifiée par la situation (exemple : un comportement inapproprié d’un collaborateur ou d’une collaboratrice) ? Ou s’agit-il d’une émotion incidente qui est présente du fait d’un autre évènement (exemple : une dispute préalable avec son ou sa partenaire). Ensuite, si j’ai conscience que je suis en colère et que cette colère n’est pas justifiée, il sera particulièrement utile de la réguler afin de limiter l’impact de cette émotion sur la décision à prendre.
3. Et plus spécifiquement dans le contexte professionnel, notamment pour les personnes en fonction hiérarchique qui sont amenées à prendre et communiquer des décisions ?
Dans un contexte professionnel, en particulier pour les personnes en position hiérarchique qui prennent et communiquent des décisions, la conscience des émotions et de leurs causes est particulièrement intéressante, en particulier les émotions incidentes.
Un élément essentiel à garder en tête : dès qu’il y a un enjeu, les émotions surgissent de façon automatique. Qu’on le veuille ou non, elles feront partie du jeu. Il est donc quasiment impossible, et même potentiellement contre-productif, de mettre les émotions de côté pour prendre des décisions, plus particulièrement si on se trouve dans une situation de conflit.
Dans le monde professionnel, notamment dans des positions hiérarchiques, c’est un leurre, et même une erreur potentielle, de penser que la relation doit être dénuée d’émotion. Celles-ci, même celles qui sont dites négatives, peuvent avoir un rôle utile. Par exemple, la colère permet de pointer un comportement qui va à l’encontre de nos valeurs, typiquement la justice, et cela donne la possibilité à l’autre de changer. Contrairement à d’autres émotions comme le mépris, qui dégradent les relations, la colère peut mener à la réconciliation. De même, la peur, bien qu’inconfortable, peut avoir un rôle protecteur essentiel. Ces émotions peuvent ainsi être positives d’un point de vue fonctionnel, en nous incitant à réagir de manière adaptée face à des situations critiques.
4. Peut-on apprendre à reconnaître et à canaliser les émotions pour améliorer la qualité des décisions prises, notamment dans des situations de pression ou d’incertitude ?
Oui, même si cela n’est pas aisé, il est possible d'apprendre à reconnaître et à canaliser ses émotions pour améliorer la prise de décision. Le concept d'intelligence émotionnelle, développé au début des années 90, a évolué vers celui de compétences émotionnelles, lesquelles incluent la régulation et la reconnaissance des émotions, tant les siennes que celles des autres. De nombreuses études montrent qu'il est possible de les développer par l'apprentissage et l'entraînement, notamment dans des contextes comme l'éducation.
Des interventions comme la méditation, qui favorise la concentration sur la respiration, ou des stratégies, telle que la réévaluation d'une situation, peuvent aider à gérer les émotions et à réduire le stress. Changer son attention ou donner une nouvelle signification à une situation peut également permettre de modifier l'expérience émotionnelle vécue.
Il est important de noter que l'entraînement à la reconnaissance des émotions, notamment par l'apprentissage d'un vocabulaire émotionnel, est une approche très utile. En effet, être capable de nommer une émotion est déjà un premier pas pour mieux la comprendre et la gérer. En réalité, même les adultes peinent parfois à mettre des mots sur leurs émotions.
Ainsi, dans le contexte professionnel, la régulation des émotions est essentielle. Il est facile de se mettre en colère, mais ce n'est pas facile de se mettre en colère au bon moment, contre la bonne personne, pour les bonnes raisons, et à la bonne intensité ; comme le disait Aristote.
5. Comment anticiper et/ou appréhender les réactions émotionnelles qui surviennent à l'annonce d'une décision difficile ?
Il existe un lien direct entre la manière dont une situation est évaluée et l’émotion qui en résulte : si une personne évalue une situation comme contraire à ses objectifs, elle ressentira une émotion désagréable.
Pour anticiper les réactions émotionnelles des autres, il est essentiel de bien connaître les émotions et les types de situations qui peuvent les déclencher. Par exemple, si vous devez annoncer quelque chose qui sera perçu comme injuste, la personne concernée risque de ressentir de la colère, surtout si elle se sent non responsable de la situation. Si elle se sent responsable, elle ressentirait plutôt de la culpabilité. De même, si la décision peut implique une perte irrévocable (par exemple de son statut), cela déclenchera probablement de la tristesse.
Ainsi, connaître les buts et l’état d’esprit de l’autre peut permettre de prédire les émotions qui surgiront. Par exemple, si vous annoncez à une personne qu’une réussite est en grande partie due à elle, celle-ci ressentira probablement de la fierté ou de la joie. Il est donc possible, non seulement de prédire, mais aussi de réguler les émotions d’autrui, en comprenant le lien entre l’évaluation d’une situation et les émotions qui en découlent.
D’autres émotions comme le stress et l’anxiété sont présentes dans de nombreuses situations professionnelles. Le stress survient souvent lorsqu’une personne se sent insuffisamment équipée pour faire face à une situation importante pour elle. Par exemple, si l’on fixe un objectif que la personne juge important sans fournir les ressources nécessaires pour l'atteindre, cela déclenchera à coup sûr du stress. Comprendre cette dynamique permet d’accompagner les collaborateurs et collaboratrices en discutant de la valeur des objectifs et en repérant les ressources qui leur font défaut pour mieux faire face aux situations stressantes.
6. Les émotions influencent-elles la manière dont on perçoit ses collègues ou supérieurs hiérarchiques ? Si oui, comment cela peut-il affecter les relations professionnelles ?
Les émotions jouent un rôle central dans la manière dont on perçoit ses collègues ou supérieurs hiérarchiques. Par exemple, partager ses émotions peut renforcer les liens sociaux et favoriser des comportements altruistes. De nombreuses études montrent que, dans les moments difficiles, les personnes qui expriment leurs émotions et partagent leurs difficultés renforcent la résilience et les relations de confiance.
Dans le contexte professionnel, on ne va pas forcément se permettre d’exprimer certaines émotions, selon son rang hiérarchique, ou alors on va faire semblant, dans l’expression faciale, d’en ressentir une autre (p.ex., masquer de la colère par un sourire). Cette suppression de l'expression émotionnelle peut affecter le bien-être individuel car, bien que l’expression faciale soit modifiée, le ressenti émotionnel n’est peut-être pas modifié. Elle peut aussi affecter la confiance dans la collaboration professionnelle.
D’où l’importance de l’intelligence émotionnelle : plus une personne est capable de reconnaître et de comprendre les émotions des autres, plus elle est perçue comme un leader compétent.
Par exemple dans le monde professionnel, on ne choisit pas ses collègues. Comment surpasser le fait de ne pas s’entendre, voire ressentir une certaine aversion envers une personne avec laquelle on doit collaborer ? Selon certaines études, l’entraînement à la compassion peut aider à améliorer ces relations interpersonnelles. Ces pratiques (comme par exemple la méditation en pleine conscience et celle basée sur la compassion) favorisent un climat de bienveillance, tant envers soi-même qu’envers les autres, ce qui peut améliorer la coopération dans des situations professionnelles tendues.
7. Dans une situation de conflit au travail, quelles sont les émotions les plus fréquemment en jeu, et comment influencent-elles l’évolution du conflit ?
Dans une situation de conflit au travail, plusieurs émotions peuvent être en jeu, et chacune d'elles peut influencer l’évolution du conflit de manière différente.
- La colère : Elle est souvent présente dans les conflits car elle signale une injustice ou un comportement qui va à l’encontre de nos valeurs ou de nos objectifs. Mais la colère n’est pas synonyme d’agressivité. Elle peut être canalisée et exprimée de manière constructive. Elle devient plus efficace lorsqu’elle vise un comportement spécifique de l’autre, plutôt que de s’attaquer à sa personnalité. Dire « tu fais toujours/jamais ça » pointe directement la personnalité de l’autre, et non son comportement spécifique, ce qui peut nuire à la relation. En revanche, exprimer une colère ciblée, en se concentrant sur les actions et non sur la personne, peut ouvrir la voie à la réconciliation.
- Le mépris : Contrairement à la colère, le mépris (par exemple, le sarcasme ou le fait de lever les yeux au ciel) est contre-productif dans un conflit, car il implique de diminuer l’autre, ce qui peut blesser. Le mépris est lié à des comportements destructeurs et éloigne les parties de la résolution du conflit.
- L’indifférence : Selon certaines recherches, l’indifférence, c’est-à-dire le fait d’ignorer activement l’autre, est particulièrement néfaste dans le cadre d’un conflit. Lorsqu’on ignore l’autre, on nie l’importance de la relation, ce qui détruit le lien. Cela empêche toute communication constructive et peut rendre la réconciliation pratiquement impossible.
- L’espoir : D’un point de vue plus positif, l’espoir est une émotion cruciale dans le contexte des conflits. Il conçoit la situation comme malléable et signale qu’un changement est possible. Lorsqu’une personne perd espoir, elle peut percevoir la situation comme fixe et rigide. En cultivant l’espoir, on permet de garder une ouverture à la résolution du conflit et d’encourager les parties à envisager les solutions aux difficultés rencontrées.
8. Quels sont les applications pratiques de vos recherches pour les individus et les organisations souhaitant améliorer la gestion des conflits au sein des équipes ?
Les recherches sur les émotions et leur régulation dans les conflits peuvent offrir plusieurs pistes concrètes pour améliorer la gestion des conflits au travail, tant pour les individus que pour les organisations.
Les émotions sont souvent rationnelles. Même si cela peut paraître contre-intuitif, les émotions, lorsqu’elles sont justifiées, permettent un comportement adapté. Par exemple, la peur est une réaction rationnelle face à un danger, notamment car la peur permet de se protéger du danger. En fait, cela serait même l’absence de peur qui serait irrationnelle face à un danger.
a. Régulation émotionnelle individuelle : Lors d’un conflit particulièrement tendu, il peut être utile de réguler ses émotions avant de chercher une solution. Par exemple, si vous êtes dans un état physiologique stressé (tension, anxiété), il est difficile de prendre des décisions. La première étape consiste donc à diminuer cet aspect physiologique, par exemple en pratiquant des exercices de respiration, en s’accordant un moment de distraction ou encore en réévaluant la situation déclenchante. Cette régulation est particulièrement importante pour les émotions incidentes, alors qu’il peut être utile, au contraire, d’intégrer dans nos décisions les émotions que l’on ressent face aux options.
b. Adopter une perspective future : Encourager les individus à se projeter dans l’avenir peut favoriser la réconciliation et des comportements plus altruistes. Par exemple, une recherche a montré que des personnes qui réfléchissaient à leurs objectifs futurs adoptaient davantage de comportements altruistes.
c. Utilisation de l’effet de tiers pour la régulation émotionnelle : Dans certaines situations, il est plus efficace de solliciter l’aide d’un tiers de confiance pour réévaluer la situation. Parfois, une personne « extérieur » peut fournir une perspective utile pour la réévaluation.
d. Promouvoir un style d’évaluation positif : Un des grands leviers pour améliorer la gestion des conflits est d’adopter un "style d’évaluation positif", c’est-à-dire une tendance à rechercher les aspects positifs dans chaque situation, sans nier l’existence des aspects négatifs (ce n’est pas la politique de l’autruche !).
e. Favoriser l'espoir et la flexibilité : La recherche a montré que l'espoir, associé à la perception que la situation peut évoluer, est essentiel pour résoudre les conflits.
Les réponses de cette interview ont été reformulées avec l’aide d’un outil d’’intelligence artificielle, en s’appuyant sur les échanges originaux.
Auteur-e-s: rédaction collective du Groupe de confiance