1) Vous dirigez le Centre de la Roseraie depuis maintenant 12 ans. Quels sont vos constats par rapport aux publics usagers des activités et prestations de la Roseraie?
La première observation est que les profils et réalités des publics usagers de la Roseraie ont beaucoup fluctué entre 2012 et 2023, au gré de l’évolution des enjeux géopolitiques internationaux, des contextes migratoires européens et des politiques suisses.
La deuxième observation est que les conditions d’existence des personnes sollicitant la Roseraie ont toutes, dans leur grande majorité, comme dénominateur commun des expériences et réalités de précarité, exclusion, violences et manque de perspectives. Et une partie de ces difficultés est directement liée à leur situation à Genève.
Il est d’ailleurs trop souvent évoqué dans les discours mainstream que les sources des difficultés des personnes ne proviendraient que de leurs vies «d’avant», alors que, s’il est indéniable que les parcours migratoires génèrent de grandes souffrances et que les personnes migrantes ne se déplacent pas pour rien, nous devons aussi tenir compte de ce que les personnes endurent au quotidien dans leur vie genevoise.
De la même manière, Genève se perçoit trop souvent comme une destination rêvée et enviable, une sorte d’Eldorado, alors qu’elle représente en fait un espace composite d’arrivée, de départ, d’attente, de transit, de renvoi, d’établissement, qui peut provoquer des joies et des réussites mais également des douleurs et de grandes difficultés.
À la lumière de ces constats, certains besoins cruciaux sont restés les mêmes tout au long de ces années : être accueilli·e dignement, recevoir de la considération et de la reconnaissance en tant qu’être humain à part entière, obtenir des informations fiables et cohérentes avec sa situation, entrer dans un processus d’intégration et d’échanges avec la société d’accueil.
Dans un lieu comme la Roseraie, l’accessibilité est l’outil premier de création de liens avec les personnes et se traduit concrètement de la manière suivante : gratuité des activités, pas d’inscription, flexibilité dans la participation (les personnes viennent quand elles peuvent ou veulent durant les horaires d’ouverture), aucune obligation de raconter son histoire ou de donner plus que son prénom.
Une des particularités de la Roseraie est d’être une porte d’entrée avec plusieurs pôles diversifiés qui propose des activités complémentaires, collectives et individuelles. Il est ainsi précieux et utile de pouvoir mettre à disposition des participant·e·s un espace d’accueil libre en parallèle avec des activités 1) d’écoute et d’accompagnement psychosocial, 2) d’informations, d’échanges et de partage d’expériences, 3) de formation (axées principalement sur l’apprentissage du français) et 4) de développement de compétences et de renforcement du pouvoir d’agir.
Quiconque se présente à la Roseraie peut donc être immédiatement intégré·e dans les différentes activités proposées sur le terrain, ce qui représente une force et une richesse pour les personnes accueillies et pour l’institution.
De manière générale et collective, l’existence de lieux d’accueil, d’échanges et de formation comme la Roseraie est nécessaire. Dans une perspective plus centrée sur l’individu, il y a également une nécessité, pour ces lieux, de rester proches des besoins et réalités des publics accueillis. En adaptant leurs cadres d’intervention et en proposant des ajustements réguliers, nos lieux permettent de créer de la proximité et répondent de la manière la plus adéquate possible aux interrogations, incertitudes et difficultés des personnes. En acceptant malheureusement souvent qu’il n’y a pas de solutions mais que le moment d’écoute et de considération proposé est déjà une forme de réponse en soi, même si elle reste insatisfaisante.
2) Quels sont selon vous les principaux défis auxquels les structures telles que la Roseraie doivent faire face?
Au même titre que de nombreuses autres structures associatives, la Roseraie a de multiples défis à relever, dont certains sur lesquels elle n’a que peu ou pas du tout de marges de manœuvre.
- la géopolitique internationale et le contexte national et local
La Roseraie accueille toute personne migrante sans distinction et l’impact du monde extérieur, lointain et proche, sur les mouvements et mobilités des personnes implique une constante adaptation des pratiques et prestations à destination des personnes accueillies qui se présentent au fil des mois à la Roseraie. L’arbitraire des politiques sociales et d’accueil créent par ailleurs des distinctions artificielles qui ont des implications importantes sur les personnes concernées et sur les institutions.
- la pérennisation et la diversification des financements, dont certains sont fédéraux, cantonaux, communaux ou privés
Il est malheureusement toujours compliqué de trouver des fonds pour financer des postes de travail, alors que les dépenses RH constituent clairement la part la plus conséquente du budget d’une organisation comme la Roseraie.
- le manque criant de places d’hébergement d’urgence et de mise à l’abri sur le canton de Genève
Malgré l’entrée en vigueur de la Loi sur l'aide aux personnes sans abri (LAPSA) au niveau cantonal et l’énorme travail de terrain réalisé par les associations, le nombre de personnes (hommes seuls, femmes seules, famille) qui n’ont pas accès à un hébergement d’urgence ou, a minima, à une mise à l’abri immédiate est véritablement choquant et scandaleux pour un lieu comme Genève. Et cela place les personnes, comme les organisations qui les accueillent le jour, dans des situations complexes et avec peu de perspectives.
À un niveau plus directement lié au fonctionnement interne de la Roseraie, nous gardons une attention particulière sur :
- les processus RH, le management et les rotations dans les équipes (notamment stagiaires)
- les risques d’épuisements et l’impact de l’accompagnement et des situations suivies sur les conditions de travail des employé·e·s (mise en place de supervision individuelle, intervision, débriefing, …)
- le cadre d’intervention institutionnel, qui garantit des repères collectifs respectueux et reste suffisamment flexible pour accueillir les besoins spécifiques des personnes
- l’invitation à une intervention basée sur la confiance et la participation pour générer un climat positif où chacun·e (participant·e·s et membres de l’équipe) peut trouver une place sécurisée et sereine
- les partenariats de réseau et le lobbying politique
3) Enfin, quelles seraient les recommandations que vous pourriez formuler pour les années à venir et la mise en œuvre du PIC 3 dès janvier prochain?
Les recommandations que je souhaiterais formuler aujourd’hui sont les suivantes :
- Garder le lien avec le terrain pour s’assurer que les prestations proposées restent cohérentes dans leur ensemble et incluent au maximum les personnes les plus vulnérables ou délaissées.
- Favoriser les canaux de transmission entre les expertises de terrain et les instances décisionnelles.
- Continuer de soutenir toutes les personnes concernées par les politiques d’intégration et identifiées comme telles et être capable d’inclure de nouvelles catégories de personnes quand elles émergent.
- Garder des marges de financement pour les initiatives innovantes, qui proposent des réponses rapides et ponctuelles à des problématiques émergentes ou durables.
- Poursuivre la sécurisation et la pérennisation des financements des acteurs de terrain (convention pluriannuelle, …), sans que la charge administrative ne soit contre-productive pour les organisations et en réduisant au maximum les enjeux de compétition et concurrence entre les organisations bénéficiaires.
- Favoriser le plus possible la visibilisation des enjeux d’intégration et des réalités des personnes concernées vis-à-vis du grand public, pour le rendre attentif à ses responsabilités quand il prend des décisions (vote, consommation, choix quotidiens) et qu’il se rende compte de l’impact de ses décisions (marché du travail, engagement de personne de ménage ou de CARE par exemple).
- S’assurer que l’orientation des politiques sociales très axée vers le marché du travail ne provoque pas une déconsidération de toute une part de l’humanité des personnes concernées, de même qu’une perte d’une partie de leurs compétences, peu valorisables à Genève.